Eva on Miracle Mile © Tony Dočekal
Le succès, la marginalisation, la quête ardente de réussite, l’inégalité, le luxe… La réalité états-unienne. Depuis des siècles, médias, cinéma hollywoodien, politiciens et désormais influenceurs vendent ce « rêve américain » comme l’ultime but d’une vie, qui se voudrait accessible à tous, par la simple conviction de le vouloir assez intensément. Mais bien souvent, il se révèle n’être rien d’autre qu’un effondrement personnel, éloigné de tout espoir – une désillusion abrupte – face à des idéaux de vie démesurée et pour le moins réservés à une minorité. Se reconstruire alors, percevoir la vie autrement – tenter de vivre pleinement. Tony Dočekal, photographe néerlandaise et bénévole depuis 2018 pour la Sheltersuit Foundation, une association venant en aide aux sans-abris, montre le revers du mythique « rêve américain », et nous confronte à sa douloureuse réalité dans son livre The Color of Money & Trees.
À l’image d’un carnet de voyage, la photographe retrace ses six années de mission bénévole, entre l’Arizona et la Californie. Au fil des pages tournées, nous suivons ses rencontres, qui par obligation ou choix, vivent en marge de la société, découvrons les vastes paysages de l’Ouest américain et lisons des fragments de pensées dispersés. Portraits, panneaux publicitaires, détails de la vie quotidienne, Tony Dočekal interroge notre définition de l’épanouissement personnel, capture la complexité de l’identité et nous offre un regain d’humanité. Liberté, emprisonnement, désir, isolement – ses photographies sont une narration à elles seules.
Le corps dans son espace, une reconnaissance en tant que telle


Un homme vêtu d’une robe rose, des billets éparpillés sur le bord d’un lit… La force des photographies de Tony Dočekal réside dans sa capacité à représenter les individus pour ce qu’ils sont : des êtres humains avant tout, loin du titre de marginalisé qui leur colle à la peau. La photographe permet à chacun d’eux, par sa présence devant l’objectif, de témoigner de son existence : une forme de reconnaissance intemporelle. Cet homme à la robe rose aspire à une douce légèreté, à un sentiment de proximité. L’espace et le temps s’effacent, la catégorisation s’oublie. Il ne reste plus que lui, seulement lui, dans l’instant.
Chad on Skid Row – tel est le titre de l’œuvre – nous dévoile quelques bribes silencieuses et poignantes de l’histoire de cet homme. À l’arrière-plan, une tente. Plusieurs tentes, peut-être, hors cadre… Face à cette dure réalité, il nous est désormais impossible de détourner le regard. Skid Row est connu comme l’épicentre de la pauvreté aux États-Unis, devenu, sous l’impulsion du gouvernement, le point de rassemblement des sans-abris. Cet endroit incarne ainsi une lutte incessante pour la survie et la sécurité de ces personnes, portée par l’espoir fragile d’un avenir meilleur. Au cœur de ce quartier de Los Angeles, où les trottoirs sont couverts de tentes sur des kilomètres, voilà que cet homme se présente à nous. Par ce cliché, Tony Dočekal lui porte gloire, pour son combat, ses peines surmontées et ses forces développées. Cet individu s’ancre dans notre esprit, non pas comme un simple anonyme de Skid Row, mais comme un homme solaire, à l’allure fière, décontractée, dans une robe rose, sous un ciel bleu.
Et ces billets verts, éparpillés, s’opposent tels une défense d’accès à ce qui devrait être fondamental, mais qui est devenu un privilège : un lit. Ils révèlent le fossé grandissant entre ceux qui peuvent s’offrir cette tranquillité et ceux qui, faute de moyens, en sont privés. Tony Dočekal questionne ainsi notre relation à l’argent, à la possession et à l’aliénation qu’elle engendre. Maisons acquises à crédit, course effrénée contre le temps, désir insatiable d’accumuler toujours plus : sommes-nous condamnés à hypothéquer notre existence ?
Une marginalisation silencieuse, le regard comme témoin

Regarder l’autre, regarder l’objectif, regarder l’horizon – regarder encore…
Le pouvoir du regard, reflet de l’âme, est l’une des qualités les plus marquantes des photographies de Tony Dočekal, qui parvient à saisir l’essence même de chaque individu. Tous différents par leurs histoires, leurs particularités, ils se retrouvent pourtant connectés par cette même force du regard : frontal et direct, empli d’émotions. Un témoignage silencieux. À travers leurs yeux, transparaissent les séquelles laissées, ou encore présentes, les épreuves parcourues, l’individualité et l’humanité de chacun. L’histoire, si elle n’est pas racontée, prend toutefois vie dans ce lien invisible entre l’œil du lecteur et le regard de l’individu photographié.
Eva, une femme d’origine hongroise, est représentée au cœur de son espace de vie : sa voiture. Initialement né d’une stratégie de survie, cet endroit est devenu son foyer, son bien le plus précieux. Elle nous livre ainsi une part de son intimité. En posant notre regard sur cette femme, nous ressentons sa fatigue, son usure, mais aussi une force indéniable. Un désir de vivre, d’aimer, d’apprécier le goût de la vie autrement. Et aussi longtemps que nos yeux croiseront les siens, nous partagerons, le temps d’un instant, son quotidien, et découvrirons les quelques contours de sa vie.
Ainsi, le rêve américain ne pousse pas seulement les individus à redoubler d’efforts pour réaliser leurs désirs, mais il fragmente et brise également le vécu de certains, les laissant dépossédés de tout. Chaque page tournée nous donne à réfléchir sur notre propre condition et sur celle des autres. Ces autres, qui bien qu’inconnus, nous semblent familiers. Une familiarité que l’on retrouve dans ce partage de réflexions communes et d’une peur universelle : celle de ne rien posséder, de perdre, de se perdre soi-même aussi.
L’existence d’être, c’est la vie !


Se reconstruire. Se relever. Vivre…
À travers les 96 pages de son livre The Color of Money & Trees, Tony Dočekal dévoile le contraste poignant entre mythe et réalité. Une réalité qui, pour certains, mène à une quête nouvelle : celle de vivre autrement, par obligation, par suffocation ou par besoin personnel. Le corps, le geste, le mouvement deviennent les témoins silencieux d’une existence en train de se vivre – du combat perpétuel de l’être.
Sa photographie C’est la vie est l’une des plus symboliques. Elle incarne à elle seule la force du mouvement, le courage de l’être, la douleur du corps. Sur le dos de cet homme, une cicatrice parcourt le long de sa colonne vertébrale – le pilier de l’homme. En bas de celle-ci, un tatouage : « c’est la vie ». Dans l’effort, la contraction de son bras relève son t- shirt et dévoile cette blessure cachée – qui désormais mise à nu est révélée aux yeux de tous. La photographie devient un rappel, un mantra. Oui, c’est la vie ! Persister, se reconnecter, prendre le temps, souffler… Et lorsque l’orage passera, le beau temps adviendra.
Parvenir à trouver sa place, se sentir légitime d’exister, s’accepter et être accepté des autres… L’homme est habité par bien des maux, sans parvenir à trouver le repos. À travers son livre, Tony Dočekal nous invite ainsi à un voyage introspectif et nous apporte un vent de fraîcheur, en redéfinissant ce que signifie le mot « réussir ». En parcourant les pages l’une après l’autre, le lecteur aspire à un message de paix intérieure, d’union, d’empathie envers soi-même et envers les autres. Une forme d’éternité repose sur le papier. Les photographies de Tony Dočekal réunissent l’humanité dans toute sa complexité – avec ses forces et ses fragilités – de l’Arizona à la Californie, et partout où son livre sera lu et contemplé. Bien que le chemin soit semé d’embûches, accueillons-le avec la conviction qu’il mérite d’être parcouru, brillons chaque jour, célébrons notre présence et embrassons notre individualité. Soyons humanité tout entière !
« At some point, I thought I was somebody.
But I completely checked out from society.
I decided I’m going to be happy ».
– Paul
Pour en savoir plus sur Tony Dočekal : https://tonydocekal.com
Pour obtenir son livre The Color of Money & Trees : https://void.photo/store
Pour en savoir plus sur la belle histoire d’Eva : https://news.sheltersuit.com/eva-and-lawrence/